mardi, septembre 20, 2005

La guerre de l'ADN

On se croirait quelque part dans l'"UniMonde" du roman de Maurice Dantec, Cosmos Incorporated . Ou dans le dernier Houellebecq. La scène qui suit est pourtant bien réelle. Dans une salle à manger parisienne, en ce mois de septembre, un père de famille pose un petit buvard rose, marqué de quatre ronds, sur la table. Il dépose un peu de salive dans le premier cercle, puis invite ses trois enfants à l'imiter dans les autres ronds. L'opération est terminée.


Le buvard est glissé dans une enveloppe. On timbre, on poste, on attend. Cinq à quinze jours plus tard, le facteur viendra avec les résultats. "Oui, tu es mon père. Non, tu n'es pas ma fille." Cela s'appelle un test de paternité. Et c'est désormais accessible à chacun, via Internet notamment ­ "règlement discret par carte bleue".

L'acide désoxyribonucléique est désormais partout. Dans les maisons, dans les prétoires, dans les morgues. Obtenu sur des éléments aussi divers que du sang, des cheveux, des os, du sperme, un vêtement ou un mégot, son origine revient à un Britannique, le professeur Alec Jeffreys. Son principe repose sur le caractère génétique unique de chaque individu ­ son code ­, mais identique, pour une moitié, à chacun des parents biologiques du sujet.

On parle aujourd'hui d'empreintes génétiques comme on parlait naguère des empreintes digitales. Les séries télévisées françaises qui exhibent encore, dans les commissariats ou les bureaux des juges, le test ADN sous forme de codes-barres, comme au temps d'Alec Jeffreys, sont en retard. Les tests se déclinent à présent en chiffres et en graphiques. Sur d'autres points, la fiction télé est en avance. Chez le "commissaire Navarro", l'analyse est exécutée en cinq minutes ­ il faut en réalité six bonnes heures. De Las Vegas à Miami, dans la série américaine Les Experts , l'ADN fait en tout cas partie du décor.

Sur Internet, à "Test de paternité", l'offre est de plus en plus importante. Pour 280 euros ­ 320 pour le "test de fratrie basique" ­, de nombreux laboratoires européens proposent des kits de prélèvements à effectuer à domicile, pour des "probabilités de paternité de 99,999 %" ­ 100 % s'il s'agit seulement d'exclure et non de prouver un lien de père à fils. Le kit-buvard ou Cotons-tiges de couleurs différentes est envoyé sous pli anonyme. Ceux qui préfèrent recevoir l'enveloppe ailleurs qu'à la maison, pour plus de discrétion, peuvent fournir une autre adresse.

Pour les Français, le pli sera forcément posté de l'étranger. D'Angleterre, d'Espagne, des Pays-Bas, du Canada ou des Etats-Unis. La loi de bioéthique du 29 juillet 1994 réserve en effet la saisie d'empreintes génétiques à des missions de médecine et de recherche ­ le plus gros marché de l'ADN. Et l'interdit, pour le reste, en dehors d'une mission judiciaire. Si un père de famille porte plainte contre sa femme ou sa compagne parce qu'il a de gros doutes sur une paternité avérée ou en devenir, seul un juge d'instruction peut décider le prélèvement génétique. Les labos français ne peuvent effectuer de "tests de confort".

En 1998, la justice avait ordonné l'exhumation d'Yves Montand, inhumé sept ans plus tôt au cimetière du Père-Lachaise. Une jeune femme affirmait que son enfant, Aurore Drossart, était le fruit d'une liaison de tournage avec l'acteur. Sur la foi de témoignages et d'une ressemblance physique frappante, le tribunal de Paris lui avait donné raison en 1994. L'ouverture du cercueil avait choqué. Mais les critiques étaient vite retombées quand les expertises du professeur Christian Doutremepuich, qui dirige un laboratoire privé réputé à Bordeaux, démontèrent la thèse Drossart. Montand était, si l'on peut dire, "innocent".

Le dossier fut clos. "Initialement affolée, l'opinion fut rassurée de voir que les tests pouvaient aussi infirmer des mensonges" , se félicite M. Doutremepuich. L'ADN venait de s'offrir la plus belle des campagnes de publicité. Depuis, les demandes fleurissent. Selon une étude publiée par The Lancet , la prestigieuse publication scientifique britannique, les "fausses paternités" représentent 2,7 % de l'ensemble des déclarations de naissance. "En gros, un enfant sur trente n'est pas de son père" , résume le professeur Jean-Paul Moisan, qui a quitté le CHU de Nantes en 1988 ­ avec 22 de ses collaborateurs ­ pour créer l'Institut génétique Nantes-Atlantique (IGNA), un laboratoire privé. "Il existe une énorme demande silencieuse" , confirme Marie-Hélène Cherpin, qui ­ signe des temps ­ vient à son tour de quitter le Laboratoire de police scientifique (LPS) de la préfecture de Paris, où elle régnait depuis 1994, pour rejoindre le laboratoire Mérieux, à Lyon, et y monter un département de génétique. "On effectue entre 1 000 et 1 500 recherches par an, mais la demande potentielle est dix fois supérieure. Elle ne voit pas le jour parce que les gens n'ont pas le courage d'entamer une procédure judiciaire."
"Marché" restreint, mais symbolique. La recherche en paternité, qui permet, en matière judiciaire, de régler des querelles d'héritage, fait écho à l'air du temps. L'heure est "aux problèmes identitaires, aux demandes très fortes de certitudes, que l'on entend notamment dans les familles recomposées" , témoigne le magistrat Denis Salas, auteur de La Volonté de punir, essai sur le populisme pénal (Hachette littératures, 2005) et spécialiste des problèmes de filiation.


Face à ces demandes en souffrance, à cette fuite à l'étranger, les labos français plaident leur cause. "Ça me rappelle les années 1960, quand les femmes qui voulaient avorter avaient recours aux faiseuses d'anges ou aux cliniques suisses ou anglaises", explique le professeur Moisan. "La loi de bioéthique, qui se voulait tellement stricte, a été détournée. Du coup, sans ordonnance, sans médecin de famille, les couples sont laissés face à eux-mêmes." M. Doutremepuich est d'accord : "La recherche ADN permet une pacification. Les gens ne vont pas au test de paternité s'il n'y a pas, auparavant, un problè me de couple." La familiarité de la société avec l'ADN devient chaque jour plus visible.

Vendredi 19 août, au Venezuela. Les familles des 160 victimes de l'accident du vol Panama-Fort-de-France, trois jours plus tôt, ont empli le hall de la faculté de médecine de Maracaïbo. Les questions fusent. Dont celle-ci qui revient avec insistance : "Qui fera les recherches ADN qui nous permettront d'identifier les corps ?" Il n'y a pas de laboratoire d'expertise génétique dans ce pays d'Amérique latine. C'est donc le laboratoire bordelais de M. Doutremepuich qui a été chargé des tests génétiques. Une solution simple pour une fois.

A chaque crash d'avion, désormais, c'est une véritable bataille commerciale qui s'engage entre les labos du monde entier pour s'emparer du marché. Chacun met en branle ses amitiés et ses alliances, joue des tensions diplomatiques entre le pays de la catastrophe et celui dont sont originaires les victimes. A chaque épisode de ce type, le ministère des affaires étrangères veille à ne pas froisser ses interlocuteurs en proposant les services de labos français.

C'est ainsi qu'après le tsunami qui a balayé le Sud-Est asiatique en décembre 2004 ­ 200 000 morts, dont 95 victimes françaises dénombrées et 83 identifiées à ce jour ­ les cadavres sont d'abord partis vers des laboratoires chinois. Lesquels, de source française, se sont heurtés à des problèmes d'interprétation de spectres. Un protocole d'accord fut finalement signé le 24 mai entre l'un des pays les plus touchés, la Thaïlande, et la Commission internationale pour les personnes déplacées (CIPD) : les restes humains ont été convoyés à Sarajevo. "Avec les charniers de la guerre et les problèmes d'identification de cadavres, l'ex-Yougoslavie connaît" , admettent les concurrents français. La CIPD se flatte d'ailleurs de disposer d'une "grande expérience et des techniques" mises au point là-bas. Le logiciel de Sarajevo serait en mesure d'extraire des profils ADN d'échantillons de tissus "même très détériorés" .

"A chaque catastrophe aérienne se produisant dans un pays non européen, on voit trois ou quatre médecins un peu malins mesurer les enjeux, puis créer leur propre laboratoire de génétique" , observe le psychiatre Ronan Orrio, du CHU de Nantes, spécialisé dans le suivi des catastrophes. Souvent, au vu des bas prix proposés, les laboratoires français préfèrent décliner l'offre. Le laboratoire de Sarajevo est financé par neuf pays. Et c'est l'Union européenne qui aide à la mise en place d'un institut médico-légal en Tchétchénie.

Cyclone Katrina, crashs d'avions, attentats meurtriers, comme ceux du World Trade Center, de Madrid ou de Londres : à chaque drame, on veut savoir. Les papiers d'identité sont souvent retrouvés loin des corps déchiquetés, les bijoux ont été dispersés, les cicatrices ou les tatouages sont devenus illisibles. L'examen des prothèses ou des plombages de la mâchoire inférieure par les dentistes légistes ne suffit pas toujours. On veut être certain. Pour des raisons financières, bien sûr, les certificats de décès et d'authentification sont nécessaires pour les assurances et les héritages. Mais aussi pour d'autres raisons, qui tiennent à l'humeur de l'époque.
Imaginait-on des demandes aussi précises, il y a seulement cinq ans, quand un chalutier faisait naufrage en Bretagne ? L'authentification fait partie de ces nouveaux rituels de mort, mi-religieux mi-laïques, qui font aujourd'hui florès. Lors d'un récent naufrage, à Lorient, six corps avaient été solennellement enterrés. Deux familles ont eu un doute. On a exhumé et analysé. Dans les cercueils, deux corps avaient été intervertis. "Aujourd'hui, on veut la preuve suprême" , résume Denis Salas. "La vérité biologique apparaît comme la vérité absolue. Le besoin de trace rejoint cette formidable demande victimaire qui signe notre époque."
La technique des empreintes génétiques a été appliquée pour la première fois dans une enquête criminelle en Angleterre en 1985. En dix ans, la méthode s'est largement répandue, modifiant profondément les pratiques policières et judiciaires. En 2001, "l'affaire Caroline Dickinson" l'a définitivement consacrée en France. Francisco Arce Montes, qui avait violé et assassiné la petite Anglaise à Pleine-Fougères (Ille-et-Vilaine) pendant l'été 1996, était installé en Floride. Reconnu par hasard, il fut finalement confondu par ses empreintes génétiques après que 300 témoins eurent été interrogés et 3 600 tests ADN effectués.


Ce sont les sept assassinats perpétrés par Guy Georges, entre 1991 et 1997, qui ont précipité la création, par le ministre de l'intérieur, Nicolas Sarkozy, d'un fichier national automatisé des empreintes génétiques (Fnaeg). Le tueur en série avait été arrêté une première fois en 1995, mais, faute de fichier centralisé, les policiers n'avaient pas pu effectuer de comparaisons génétiques. Guy Georges s'en tira avec trente mois de prison. A sa sortie, en 1997, les meurtres recommencent. Le tueur dit "de l'Est parisien" ne sera finalement confondu qu'en mars 1998, grâce aux recherches d'Olivier Pascal, du laboratoire de génétique moléculaire de Nantes.

La mise en place du Fnaeg, à Ecully, près de Lyon, par la sous-direction de la police technique et scientifique (PTS), a surchargé les six laboratoires publics de police et de gendarmerie ainsi que les semi-institutionnels, comme celui de l'hôpital Raymond-Poincaré, à Garches. "Les labos d'Etat ne peuvent pas tout faire" , constate Marie-Hélène Cherpin. Ministères de la justice et de l'intérieur multiplient les appels d'offres pour tenter de "rentrer" à toute force dans le fichier central 400 000 profils et 70 000 traces à comparer chaque année. "On n'est pas chez Carrefour !, se plaint le docteur Pascal, les labos privés pratiquent aujourd'hui le dumping, avec des recherches sans garantie de qualité ­ deux analyses à deux temps différents ­, pour 85 euros l'échantillon hors taxes." Pour lire la "boîte noire" de chacun, comme dit Dantec, ce n'est pas cher payé.

Ariane Chemin
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3230,36-690845@51-628866@45-100,0.html

Article paru dans l'édition du 21.09.05

3 commentaires:

Dévi a dit…

Brrrr....Ça me donne froid ds le dos tout ça..¨Parce que ds le fond la conclusion est toujours la même
(peu importe les sujets de cette maudite société)
Buisness is Buisness.
Comment l'humain peut il être aussi con.

PS: à l'age de 15 ans j'ai commencé à dire qu'un jour je finirais à la montagne avec des chèvres...Je crois qu'il est temps pour moi.
Bonjour à tous.

druzilla a dit…

heu! mais les chèvres barbarella, c'est pour les hommes! nous c'est des boucs qu'il nous faut non??

Dévi a dit…

Hey! Salut Druzzi!
Tu me fais rire...
Ouais...Bien que...je t'avoue ne plus savoir ce qu'il me faut vraiment...
Barbarella en perdition totale et complète!